avant qu’il ne soit trop tard, la sensation est puissante, la sensation de la phrase « avant qu’il ne soit trop tard »
la sensation est aussi personnelle que mondiale
je reconnais que la sensation est un peu théâtrale en ce qui me concerne
mais cette sensation, si on rentre dedans en la dédramatisant, en la déthéâtralisant, en contient une autre
à savoir qu’il est trop tard
pour moi, « personnellement », « il est trop tard ». Je ne vais pas énumérer mes échecs mais c’est clair qu’il est trop tard pour, disons, l’essentiel de ce à quoi ma vie prétendait
et si on se rapporte à la sensation de notre vie collective, mondiale, à l’écopensée de notre monde terrien – le réchauffement climatique étant l’indice majeur de notre ère anthropocénique entropique
il est, déjà, trop tard
et si nous dédramatisons, si nous déthéâtralisons la sensation catastrophiste
qu’est-ce que ça donne ?
qu’est-ce que ça donne ?
nous avons passé l’an 2000 les doigts dans le nez, démonté les prédictions de la pacotille Nostradamus
depuis, nous avons actionné pas mal de sonnettes d’alarme, de plus en plus de sonnettes d’alarmes
pour nous retrouver là où aujourd’hui on se trouve, 30 décembre 2020, à la veille de se souhaiter je ne sais quelle contorsion de langage pour commencer un XXIème siècle, bloc de suspense remonté à fond, mauvais polar en mode science-fiction
donc la formule du jour, c’est bien : qu’est-ce qu’on fait après qu’il est trop tard, sachant qu’on est obsédé, habité par l’espérance in extremis qui porte la question Qu’est-ce qu’on fait avant qu’il ne soit trop tard
car nous croyons encore qu’il n’est pas trop tard
et ce qui est sûr, c’est que nous voulons tenir à distance les fous de dieu qui vont jouir de façon dégueulasse de leur fonds de commerce apocalyptique
.
qu’est-ce qu’on fait après qu’il est trop tard, chargés à bloc de la sensation de qu’est-ce qu’on fait avant qu’il ne soit trop tard ?
ou comment ne pas être nihiliste en période résolument nihiliste
avec son lot sinistre, qui est d’en profiter pour faire n’importe quoi
puisque c’est foutu
n’est-ce pas ?
qu’est-ce qu’on fait pour échapper à ça ?
pour échapper aux réactions-panique qui commencent toutes par la prétention à chapeauter la catastrophe sous le signe de ce qui nous a toujours constitué – à savoir notre goût du dernier mot, sur l’air de « il fallait m’écouter », « il aurait fallu m’écouter », « il faut m’écouter maintenant »
la culture masculine dominatrice est visée, explicitement visée ici : le « dernier mot », c’est masculin, c’est typiquement masculin, or
la question que nous posons n’est pas masculine parce que nous n’en avons pas la réponse
je dis masculine, non-masculine, non pas pour me dire féminine
en fait, je ne sais pas ce que c’est, féminin
mais si je pense à la vie féminine
la question qui est posée, concernant la condition féminine, c’est la même : qu’est-ce qu’on fait avant qu’il ne soit trop tard, qu’est-ce qu’on fait après qu’il est trop tard ?
par exemple les « avoir été violée » indique très clairement que les féminismes ne sont pas, n’ont peut-être jamais été messianiques :
qu’est-ce qu’on fait après qu’il est trop tard, après qu’on a été violée ?
bien sûr prévenir, empêcher les futurs viols, mais pas que
sans jouer le fou, de dieu ou d’autre chose, la sensation m’en vient à présent de notre rapport aux morts, à tous nos morts, à la réparation qui leur est due comme elle est due aux femmes violées, comme elle est due à l’humanité détruite, sciemment détruite
pour moi les victimes de l’Histoire ne seront jamais des victimes juste décomptées comme victimes dans le comptage danaïde de l’Histoire, de la poubelle historique
la sensation est très forte, de devoir rendre justice à tous les esclaves, sans en oublier un seul, une seule
qu’est-ce qu’on fait ? on répare, mais qu’est-ce que c’est réparer ?
qu’est-ce que c’est la réparation ?
.
la réparation, c’est le nom donné à l’opération qui entend surmonter les dégâts de l’excision, redonner, recoller un clitoris, des lèvres, redonner une intégrité d’organe, de sensation à l’être-femme
les hommes ont mis beaucoup de soin dans leur apprentissage de la destruction, pour détruire la planète ils ont dû patiemment apprendre à détruire les femmes
je crois que c’est lié, féminisme et écologie politique sont reliés à cet endroit-là
ça a l’air d’être une idée générale et donc foireuse, mais ce n’est pas une idée, c’est une sensation, une sensation très puissante, et je dois dire, complètement obsédante
que faut-il réparer ?
c’est ça qu’il faut réparer, nos apprentissages, la fleur au fusil, de la destruction
mais est-ce que je sais ce que sont les femmes ?
et est-ce que je sais ce que terre veut dire ?
lorsque je dis que la sensation est non masculine, cela veut juste dire qu’elle n’entre pas dans l’histoire masculine classique, dominatrice
il existe des images d’hommes qui échappent à la gloriole masculine, ça fait du bien
au cinéma, par exemple, deux noms nous viennent pour ces devenirs non masculins d’hommes, le nom de Alain Cavalier et le nom d’Emmanuel Mouret
très masculin mais si résolument exercé à démonter l’Homme, le Masculin, Samuel Beckett
relire En attendant Godot aujourd’hui, devant un public exclusivement féminin, par exemple, c’est une vraie opération à cœur ouvert sur les hommes, sur leurs cœurs de personnages masculins
sur les cœurs de Vladimir, Estragon, Pozzo, Lucky, l’Enfant, l’écrivain
reprenons
2021 ? nous disions 2021 ? qu’est-ce qu’on fait ?