à dix
pour environ la moitié d’entre nous, c’était une première fois depuis des mois
six mois depuis le confinement
six mois sans pratique d’Elise, sans danser du tout
les autres, qui ont eu la chance de continuer quand même, dans le privé de leur couple ou de leur réseau d’ami.e.s dansant
ont été contaminé.e.s par la concentration inhabituelle de cette « reprise »
car c’était extraordinairement concentré
bien sûr il faisait chaud sous les masques, bien sûr nous pensions à nous laver les mains avant chaque partenaire nouveau, nouvelle
l’une d’entre nous faisait DJ, découvertes avec elle, égrenées dans un ensemble énergique, presque romantique
c’est de l’intérieur que je témoigne : je n’ai pas beaucoup observé au sens d’être dehors et de considérer ce qui se passe autour, ça, ce sera pour plus tard
de l’intérieur, c’était beau
ça nous faisait un bien fou de partager l’expérience de l’abrazo, le mouvement si exigeant de l’abrazo
plus tard, au café, quelqu’un parle des vertus immunitaires de l’abrazo
en fait il s’agissait sans doute des vertus immunitaires du baiser, du baiser dit « impliqué », avec la langue, et de l’échange intensif de bactéries qu’il produit, il devait s’agir d’un colloque en 2016 sur le baiser, mais l’idée d’accorder à l’abrazo une semblable vertu immunitaire est stimulante
scandaleux de donner ce genre d’infos en pleine pandémie ?
aujourd’hui le tango a une longueur d’avance, la proxémie du tango a une longueur d’avance et donne des billes pour la post-pandémie
cette pratique à dix personnes a eu lieu après la déclaration du préfet, la veille, déconseillant fortement tout rassemblement privé de plus de dix personnes
le tango n’est pas une fête familiale, ni une danse de défoulement convivial
le tango est une étude à ciel ouvert de ce que veut dire le mot et l’expérience de « relation »
au sein même des gestes barrières et du soin scrupuleux porté à l’autre, aux autres
l’idée de « levier », développée ce matin par Baptiste Morizot sur France Culture (une amie envoie un texto pour faire part de sa présence à l’antenne), parle de l’initiative militante d’acheter des parcelles de forêt du Vercors afin de laisser évoluer la forêt sur son temps plus long qu’humain
l’idée de levier : pour soulever le monde, pour retrouver une plasticité de transformation dans un contexte d’impuissance éco-politique, cette idée est parlante pour qui danse le deux
beaucoup de relations à la forêt consistent à ne pas l’exploiter, rappelle le philosophe quand le journaliste évoque une réfutation de l’initiative qui serait une « mise sous cloche » patrimoniale d’une parcelle de nature
la relation à l’autre, entendons toutes les relations expérimentées sous l’angle relationnel, n’est pas qu’une relation d’exploitation
dans la relation entre un homme et une femme ou d’homme à homme ou de femme à femme sous l’angle d’une relation à l’autre non même (un homme qui danse avec un homme ne danse pas avec la communauté masculine, il danse avec un autre vraiment autre, une femme avec une femme, idem)
l’image de l’exploitation, d’une domination à des fins d’exploitation
ou d’exploitation à des fins de domination devient une vieille illustration monomaniaque de notre histoire, complètement périmée, enfin… sur la voie de la péremption
la culture du viol, du mariage, de l’asservissement domestique devient une bizarrerie ethnologique que l’ethno-philosophie peut comprendre à nouveau frais, a postériori
on voit tout de suite le lien entre relation des hommes aux femmes ou aux autres vraiment autres et la relation par exemple à la forêt
l’intuition d’une force de continuité entre relation au vivant qui fait air et subsistance, au vivant non humain, lui-même en relation intrinsèque au non-vivant, et notamment à la physique du mouvement
cette intuition stimule nos papilles, notre appétit à aimer et à connaître
appétit qui n’a rien de la dévoration de l’autre – bien sûr, on dévore de l’autre et la sexualité nous apprend à nous entre-dévorer avec sagacité
mais cette dévoration est juste un cas de figure, un moment devenu jeu dans la relation générale et continue des vivants entre eux et entre l’univers au pluriel
le tango a une longueur d’avance sur l’époque de la distanciation mondiale, disions-nous ?
pratiquée avec soin, avec l’idée constante de soin, sans se laisser réduire au défoulement que serait le fait de laisser enfin place à la joie addictive qu’est le tango, sans jamais se laisser réduire à seulement ça
– parce que s’il y a de la pulsion dans le tango, cette pulsion est constamment pulsée, au sens musical et chorégraphique, et ça change tout
pratiquée avec soin, la mathématique de la musique et du mouvement et du cœur vient chauffer le lien quotidien entre « embrasement fusionnel » et « vide éternel »
et ça, cette pratique, hier notre « pratique d’Elise », nous le chuchotait tranquillement